Léo Ferré: une claque musicale🔗
Posted by Médéric Ribreux 🗓 In blog/ Vie-courante/
Depuis que je suis gamin, j'avoue que la musique française ne m'a jamais vraiment convaincu. J'ai quelques attirances pour des chanteurs populaires des années 70-80 comme Julien Clerc, Michel Delpech, Daniel Balavoine, Michel Jonazs, Serge Gainsbourg, Joe Dassin ou encore Michel Berger (ça en fait des Michels). Mais ça s'arrête principalement là.
J'ai arrêté d'écouter les chanteurs français, de variétés du moins et ce, depuis le milieu des années 90. J'ai quelques exceptions comme M83, mais je crois que culturellement, s'ils étaient américains du nord/canadiens/britanniques, ça ne me choquerait pas plus que ça. Récemment, j'ai trouvé Juliette Armanet mais ça été fulgurant et puis c'est retombé.
Par hasard, je me suis mis à écouter une chanson de Léo Ferré en cliquant sur Internet, un peu par hasard: quelqu'un disait que c'était un immanquable de la musique française. C'était "la Mémoire et la Mer"" et ça m'a pris aux tripes. J'ai été estomaqué par tout le contenu:
- la mélancolie générale du ton et de la chanson.
- la portée à la fois complètement sans queue ni tête de l'enchaînement des paroles et à la fois complètement plausible dans l'élaboration d'un sens bien réel, d'une signification logique.
- la simplicité de la musique de ce piano, comme dans "Avec le temps".
- la sublimation du piano avec ces violons grinçants de dramatique.
- j'ai compris alors ce qu'était vraiment que la poésie: un mélange de propos désordonnés qui riment et qui se défient d'idées, de sens seconds et premiers, d'interprétations: un texte unique où tout le monde peut se faire un ensemble sentimental personnalisé, en fonction de sa propre vie. C'est vraiment ça qui transpire chez Léo Ferré et qui fait qu'on s'y attache.
J'avais plutôt une bonne aura de Léo Ferré. Je l'ai connu alors qu'il était encore vivant: il est mort en 1993 et j'avais 15 ans. Ma grand-mère paternelle semblait l'apprécier, du moins le connaître et à l'époque, on entendait parfois sa chanson la plus célèbre à la radio: "Avec le temps". Forcément avec cette chanson comme référence, on se dit que Léo Ferré, c'est déprimant, que c'est la tristesse incarnée. Et pourtant, à quel point on peut se tromper avec ces clichés.
Et puis, après avoir été scotché par "La Mémoire et la Mer", je me suis dit que j'allais écouter l'album de cette chanson: "Amour Anarchie" édité en 1970. Et là, j'ai à nouveau été scotché. Pratiquement toutes les chansons sont bonnes voire excellentes. J'y ai retrouvé à mon grand étonnement que le style de Léo Ferré, ce n'est pas la mélancolie. C'est la mélancolie, la poésie musicale mais aussi le culot, la vulgarité surprenante, la tendresse, la joie, l'humour, le cynisme, la philosophie, la politique, l'anarchie (l'auto-gestion ont dit maintenant, ça fait moins controverse). Le tout avec toujours une pointe de nostalgie ou de sens du dramatique, du sublime. Bref, c'est un genre à part, bien perceptible, bien identifiable. Il y a bien un style Léo Ferré, mais il est tellement multiple qu'on ne peut pas le classifier dans une case simple.
Par exemple, je dirais qu'une chanson à la fois triste, simple et porteuse d'espoir que "la mémoire et la mer" est complètement différente de "Paris je ne t'aime plus" qui est plus vindicative, humoristique et culottée ("Je m'arrête toujours pour voir passer les cons, à Paris… Je ne t'aime plus"). Je ne parle même pas de "Rotterdam", une parodie d'"Amsterdam" de Jacques Brel, très corsée, très fine et toujours emplie d'un humour qu'on pourrait qualifier, à n'en pas douter, de perspicace. Donc Ferré, c'est certes un style mais c'est aussi de la diversité et mine de rien, ça compte dans l'appréciation d'un artiste. Ça peut faire durer l'admiration pendant un certain temps. Et moi j'aime bien ces variétés, elles sont assez plaisantes, toujours rafraîchissantes.
Après "Amour Anarchie", j'ai pris un autre album au hasard, en choisissant par rapport au titre. J'ai pris "L'espoir". Et j'ai aussi été scotché, pratiquement sur toutes les chansons. Et puis j'en ai pris un autre, et j'ai aussi été scotché. Incroyable ! Alors depuis, je les écoute tous et je suis toujours aussi scotché. Ça fait bien longtemps que ça ne m'est pas arrivé. Sans doute pas depuis que j'ai écouté Bowie en intégrale.
En conclusions, je crois que je peux dire que depuis plusieurs mois maintenant, Léo Ferré est assurément mon chanteur français préféré et ce, pour plusieurs années au moins. Au bout de 4 mois d'écoute, je n'ai toujours pas terminé de l'explorer et de l'apprécier. Je comprends à quel point ce chanteur était apprécié à l'époque et pourquoi il garde encore une certaine aura, près de 30 ans après sa mort. Je crois qu'il parlait à toutes les générations, enfin surtout celles à même de comprendre la portée des paroles parce qu'il restait à la fois sérieux, à la fois abordable et mélodique qui ne devais pas trop choquer la bonne bourgeoisie des années 60-70 et devait faire salle comble dans la gauche progressiste en voie de rassemblement.
Je me surprends encore à découvrir des chansons que j'ai écoutées plusieurs dizaines de fois, à l'occasion d'un évènement, d'une situation particulière. Par exemple, un soir, je marchais tranquillement en écoutant Léo Ferré avec mon casque sur le chemin qui mène du cimetière au sémaphore de l'île d'Aix (il n'y a pratiquement pas de voiture sur cette île, donc on peut se balader en toute sécurité même en étant sourd), un soir de juin 2022, alors que le soleil venait de tomber dans la mer. Et au moment où j'abordais les remparts, sonne cette phrase extra-ordinaire: "Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles, à certaines heures pales de la nuit, près d'une machine à sous, avec des problèmes d'hommes, simplement, des problèmes de mélancolie." (extrait de la chanson "Richard" de l'album "Il n'y a plus rien" de 1973). La conjugaison de la nuit, de la luminosité faible, du fait que plus personne n'était là sur ces remparts m'a pris aux tripes, comme une évidence d'un rapport inter-humain moins compliqué, plus abordable, avec cette règle si simple: "les gens, il conviendrait de ne leur parler que quand ils sont disponibles !".
Et de toute cette expérience, qu'est-ce-que je peux vous conseiller ? Si vous ne deviez écouter que 10 chansons de Léo Ferré, je vous donnerai les morceaux qui suivent:
- "La Mémoire et la Mer" (Amour, Anarchie, 1970): J'en ai déjà parlé, mais c'est une des meilleures de Ferré, à n'en pas douter.
- "Avec le temps": La plus connue de Ferré même s'il ne l'appréciait pas plus que ça. Probablement l'expression de la mélancolie et du désespoir le plus profond que la chanson française n'a jamais produit.
- "La solitude" (La solitude, 1971): Une chanson extra-ordinaire qui vole avec les confins de la folie, entre désespoir, poésie mélancolique musicale désarmante dans son interprétation. Et puis, je ne sais pas comment il a fait pour mélanger lyrisme, mélodie simple à la flûte et ce solo de guitare électrique à la fin qui vient tout sublimer. C'est tellement atypique que ça résonne dans mon cerveau dix fois plus qu'autre chose.
- "La nuit" (L'été 68, 1968): Une jolie introduction vers la plénitude. C'est simple mais c'est frais, pas compliqué, c'est joyeux sans complexité.
- "Les anarchistes" (L'été 68, 1968): Ferré se revendique anarchiste depuis longtemps. Cette chanson est un manifeste à elle seule. Ferré en fait une analyse perspicace et avec un point de vue engagé à gauche. Quand on l'écoute, les paroles suffisent à reprendre foie et confiance dans l'action politique qui semblerait ne jamais avancer.
- "Pepée" (L'été 68, 1968): Dans cette chanson assurément triste, Ferré évoque sa relation atypique avec une jeune guenon nommée Pépée qu'il avait adopté avec sa femme (de l'époque) et qu'ils élevaient comme un humain. Si on peut être un peu critique de cette action, même si, je crois que dans de bonnes conditions, avec du temps et de la disponibilité, de l'attention, un sens important de la responsabilité et un bon bagage scientifique sur les primates, ça doit être une expérience plutôt positive, la chanson reste d'une tristesse absolue quand on a eu des animaux qui ont disparus.
- "Ne chantez pas la mort" (Il n'y a plus rien, 1973): Probablement un dépassement nostalgique d'avec le temps. Une grande chanson, digne et lucide sur la mort qui fait le contraire de ce qu'elle annonce, le tout dans une apothéose de drame, de fin du monde.
- "Les oiseaux du malheur" (L'espoir, 1974): Probablement la chanson qui m'a le plus dérangé et remué les tripes. On y trouve de la mélancolie mélangée avec une espèce d'inquiétude de fond, du désir de vengeance, des reproches et une tristesse infinie. D'ailleurs, on retrouve aussi la mélodie d'avec le temps avec ses accords si emblématiques et qui peuvent se jouer à l'infini.
- "L'espoir" (L'espoir, 1974): Une chanson assez atypique de Léo Ferré qui accompagne la mort prémonitoire de Franco (1975) et la libération de l'Espagne et de son peuple, qui va sortir de près de 40 ans de dictature. Toujours politique et pleine d'espoir et vraiment assez différente de ce que l'artiste nous a proposé. Au début, j'avoue, je suis passé à côté. La chanson est séparée en plusieurs parties distinctes, forme un crescendo vers une apothéose. On ne parvient à l'apprécier qu'après plusieurs écoutes.
- "Love" (Je te donne, 1976): Un mélange subtil de paroles simples mises en musique avec tout un orchestre symphonique. Ça donne assurément sa dose de dramatique mais aussi d'espoir. Un morceau assez long mais pour lequel on se laisse bercer pendant près de 10 minutes, en toute simplicité.
Je pourrais encore vous en servir une dizaine d'autres toutes très bien, mais il faut bien s'arrêter quelque part. Je crois qu'en guise de conclusion, je vais faire ma petite intégrale de Léo Ferré pendant toute cette année 2022. J'en sortirai quelques extraits à des moments choisis, pour sublimer l'instant. Dans tous les cas, je vous invite à écouter Ferré, ça ne peut pas vous faire de mal, au pire vous verserez une petite larme en trouvant tout ça très beau et ça vous redonnera la joie de vivre… …Même dans la tristesse la plus absolue, Ferré viendra toujours apporter une certaine forme de beauté, de celle qui redonne de l'espoir
PS: Ma petite anecdote sur la chanson "L'espoir". Un jour, un de nos deux chats a disparu de la maison. Mes expériences de chats qui ne reviennent pas à la maison le soir même se concluent toujours par leur mort. J'étais donc très inquiet quand après plusieurs heures de recherche, nous n'avions toujours aucune trace de lui. Dans la nuit, en laissant la porte ouverte pour le cas peu probable où il pourrait revenir, j'avais du mal à dormir. J'étais déprimé et je me préparais au pire, à devoir me faire à l'idée que je ne reverrai plus jamais mon compagnon de vie. Pendant ce sommeil inquiet, entrecoupé de phases tristes, de vision de chat, de réveil intempestif, une musique a fini par prendre place dans ma tête, en boucle. C'est typique d'un état de stress intense chez moi. Le pire étant que je n'arrive pas facilement à sortir de cette boucle. En étant à moitié endormi, je ne pouvais que subir cette musique. J'ai reconnu un truc de Léo Ferré. C'était vague mais typique. Mais pendant ces phases ON/OFF de mon cerveau, je n'arrivais pas à reconnaître cette chanson qui alternait les phases de crescendo de douleur et de retour au calme plat et à une certaine forme de dynamisme et de lyrisme. Et ça a duré des heures et des heures. Et au bout de toutes ces heures, vers les 5 ou 6h du matin, mon cerveau épuisé s'est ranimé et j'ai pu mettre un titre sur cette chanson: c'était L'espoir. J'ai réalisé que la situation était vraiment cynique: je perds un chat, j'en dors très mal, je suis persécuté dans mon pseudo-sommeil par une musique qui est une ode à l'avenir, à l'espoir alors que la situation semble désespérée. Et puis, n'arrivant plus vraiment à dormir vers 6h du matin, hanté par cette douleur, je me lève, j'ouvre la porte de ma chambre. Et à ce moment très précis, le chat disparu la veille et pendant la nuit m'attendait juste derrière, pas si impassible que ça mais bien présent et si réel. Jamais plus je ne pourrais écouter l'Espoir de Léo Ferré comme avant: je serai toujours marqué par ce moment extra-ordinaire où mon inconscient a choisi, malgré mon conscient, de me faire espérer plutôt que d'abandonner et de tirer un trait…