Ultima Thulé par Jean Malaurie:🔗
Introduction
Après avoir fait un petit tour au musée du Quai Branly, dit musée des arts premiers, j'ai acheté un gros bouquin en promotion à la boutique du musée, sur le thème des Inuits. Il a été écrit par Jean Malaurie, un célèbre ethnologue qui a étudié ce peuple pendant de nombreuses années. Le livre s'intitule Ultima Thulé, de la découverte à l'invasion. De retour à la maison, je me suis plongé dans le pavé et je l'ai vraiment beaucoup apprécié. C'est pourquoi, je ne résiste pas à vous en livrer un petit résumé (car en fait, je pourrais en parler pendant des heures).
Thulé est l'ancien nom de Qaanaaq. C'est également un mythe). L'Ultima Thulé (the final frontier) fût l'obsession de bien des nations qui cherchèrent à atteindre le pôle Nord.
Le livre
D'une manière générale, le livre est un retour chronologique sur les différentes périodes d'exploration polaire du territoire des Inuits de la région de Thulé au Groënland. Si le Groënland est aujourd'hui un territoire danois, les peuples Inuits qui y habitent sont très variés selon la latitude. Très tôt, les Inuits du Sud ont eu des liens avec les colons des différents pays alors que ceux situés plus proches du pôle nord ont été préservés de tout contact jusqu'aux débuts du XIXème siècle.
Voici une carte qui situe Thulé dans le Groënland. C'est bien au Nord:
De même, la majeure partie des évènements décrits se situe vers le détroit de Nares dont voici une carte:
Si vous observez attentivement cette carte et surtout les noms des détroits, passages et bassins, vous verrez qu'ils sont liés aux noms des différents explorateurs.
Le livre présente donc par ordre historique ces grandes figures, de Baffin jusqu'à Rasmussen en passant par Kane, Hall, Peary, etc… La dernière personne étudiée étant Jean Malaurie lui-même, bien qu'il ne fût pas un explorateur au sens étymologique du terme mais plutôt un ethnologue (Paul-Émile Victor est un plus un explorateur). Car Jean Malaurie a bien étudié la question et la région: il y a séjourné plusieurs fois au cours de son existence et a effectué de nombreux relevés géographiques, géologiques et ethnographiques.
L'ordre historique permet de comprendre l'enchaînement des évènements et donne une vision assez étendue de l'évolution du peuple de Thulé. Il permet également de voir quels sont les changements qui ont eu lieu dans la société extérieure des Inuits, comment, au départ, jugés comme des êtres avec peu de valeurs, ces derniers ont pu acquérir une certaine reconnaissance.
Chaque explorateur est présenté de la manière suivante: - une courte biographie qui permet de saisir l'ambition, les valeurs et les motivations du personnage - présentation du travail de l'explorateur dans la zone étudiée - quelques explications sur les apports ethnologiques directs (et surtout indirects) - enfin, la dernière partie est consacrée aux documents de l'époque (images, lettres, peintures, photos d'objets Inuits de la période considérée) ainsi qu'à des témoignages qu'ils soient Inuits ou autres.
L'ensemble est richement illustré avec des gravures anciennes, des croquis et surtout, des cartes qui permettent de mieux appréhender la géographie des lieux ainsi que de mesurer le parcours des différentes explorations.
Une figure de l'exploration polaire
Je ne vais pas résumer tout le livre: c'est impossible tant chaque détail compte dans la compréhension. Je ne donnerai donc qu'un exemple parmi tous ceux présents dans le livre. Si vous voulez plus, lisez le livre !
John Ross
1818, le capitaine John Ross, un marin écossais d'une quarantaine d'années, est propulsé par ses pairs de Londres comme commandant d'une expédition polaire vers le nord du Groenland, le nord de la baie de Baffin. Cela faisait près d'un siècle qu'aucune exploration britannique n'avait eu lieu dans ces eaux. L'objectif avoué était de trouver un passage à travers le pôle nord pour rejoindre la Chine. A l'époque, on est persuadé qu'il existe une mer libre de glace au pôle. Petite particularité, l'expédition embarque à son bord John Saccheus, un groenlandais Inuit du sud.
John Ross découvre, à sa grande surprise, des Inuits près de la baie de Melville. C'est la rencontre entre deux peuples. Saccheus, bien que ne parlant que le groenlandais du sud, parvient à comprendre le sens de leurs mots. Morphologiquement, ils semblent plus petits que les sud- groenlandais et portent de fines et longues barbes. Particularité, le nez semble très présent dans la communication: ils se touchent régulièrement l'appendice nasal pour s'exprimer (pincement, frottement,etc.). Ils sont équipés de petits couteaux en fer météoritique, de traineaux en os (absence de bois oblige), de lances en dents de narval. Ils ont des chiens et mangent souvent leur viande de manière crue.
Ils sont seuls au monde: leur environnement est extrême (-60°C en hiver+le vent, pas de bois, 3 mois de nuit polaire) et ils sont loin de tout: une barrière de 200km de glace leur barre la route au sud du Groenland et leurs cousins canadiens sont à plus de 800km au sud ouest.
Les idées importantes de l'ouvrage
Au-delà de la présentation chronologique, voici les idées que j'ai retenues, celles qui m'ont frappé.
- Les Inuits polaires sont restés sans contact avec le monde occidental jusqu'à très récemment. C'est donc tout l'intérêt de ce peuple par rapport à d'autres: il est resté dans son monde, dans sa culture plus longtemps que les autres. Globalement, ce n'est qu'à l'arrivée de Rasmussen que les Inuits ont commencé à s'ouvrir au monde moderne. La particularité de Rasmussen est d'avoir visiblement contribué à une émancipation douce, en autonomie complète tant sur le plan matériel que sur le plan culturel. Qui dit "conquête" tardive, dit culture ancestrale davantage marquée dans le peuple et donc une proposition de schéma de pensée bien différente de la dominance occidentale. Je pense que les Inuits ont beaucoup de choses à nous transmettre. Ils constituent un peuple qui a beaucoup à nous apporter.
- La dernière migration des Inuits a eu lieu vers 1860 ! C'est assez dingue mais c'est la vérité. A cette époque, un chaman Inuit du Canada a eu une vision: "il y a des hommes semblables à nous qui vivent à l'Est.". Vision ou histoires de baleiniers ? Il a réussi à convaincre un nombre non négligeable de personnes pour accomplir cette quête, somme toute assez mystique. Après bien des dangers et d'aventures, le groupe est arrivé dans la région de Thulé et a finalement rencontré ses homologues. Un peu comme si les franco-canadiens étaient séparés de tout contact avec la vieille France et décidaient d'y faire un tour. Outre cette démarche assez atypique, l'arrivée d'un sang nouveau a permis également de réintroduire certaines techniques oubliées au Groenland comme l'utilisation du kayak ou de l'arc.
- L'hystérie polaire: le piblokto. De temps en temps, certaines personnes sont frappées d'hystérie. Ce phénomène est marqué. D'abord, le sujet devient brouillé, marmonne des chants traditionnels puis frappe tout ce qui l'entoure: objets comme êtres humains. Puis il se roule par terre, s'enduisant voire mangeant des crottes de chien qu'il trouve. Ensuite, le sujet est pris d'étouffement, se dévêtit, car il a trop chaud et, épuisé, s'écroule au sol. Une fois par terre, il reprend son calme et plonge dans un sommeil profond. Le lendemain, il n'a pas eu conscience de la crise…
- La civilisation Inuit de Thulé est techniquement impressionnante. Je me répète sans doute mais cette capacité d'adaptation me frappe profondément. Rappelons qu'à cette latitude, les arbres ne poussent pas: l'accès au bois qui permet tant de choses est extrêmement rare. Et pourtant, une vie humaine est possible grâce à une technique finalement assez avancée. Sans bois, sans source abondante et facile à se procurer de combustible, le développement technique nous semble bien complexe. Les Inuits ont pourtant relevé le défi et mis au point des trucs très modernes pour leur temps. Par exemple, lorsqu'on a pas de bois, on peut utiliser de l'os qui, à bien y regarder, est plus facilement disponible. Pour le "chauffage" et la "lumière", de l'huile de mammifère marin (phoque, baleine, etc.). Pour la construction: de la neige ou des pierres. Summum technique de l'époque: le traineau en os ! Autant, en bois, nous voyons bien comment on peut le réaliser, autant, en os, sans clous ni métal, on peut quand même arriver à mettre au point une structure légère mais solide, durable, capable de transporter de lourdes charges et qui glisse bien mieux grâce à des patins en fanon de baleine. À la lecture du livre de Malaurie, je me dis qu'il fallait bien toute cette technique locale pour venir en aide aux pauvres explorateurs occidentaux fortement handicapés par leur matériel assez peu adapté.
- Le système d'organisation du peuple Inuit: l'anarcho-communisme. Anarchiste, car il n'y a pas d'autorité incarnée dans une personne ou un groupe. Communiste, car le sens du partage est total et que la propriété n'existe pas. D'abord, le système vise à lutter contre la formation de clans, de "grandes" familles qui s'arrogeraient les bien et le pouvoir. Pour y parvenir, on partage les enfants: près d'un enfant sur trois est donné pour adoption, selon des règles et des codes particuliers. Cela évite la formation de dynasties. De même, régulièrement, le groupe change de territoire de chasse pour éviter de développer un sentiment de propriété d'un lieu. En ce qui concerne la notion de partage, la règle est assez simple (même si son application est bien plus complexe): on partage tout ! On partage donc les enfants comme je l'ai déjà mentionné. On partage également les femmes et les hommes pour les libérer de la structure aliénante du couple (toujours selon des règles, des codes et des tabous bien précis): un homme peut donc changer de compagne et il n'est pas jugé anormal qu'une femme change d'homme ! N'oublions pas que ces unions sont également orientées et planifiées pour gérer le problème de consanguinité propre aux peuples qui ont peu de membres. On partage la chasse ce qui gomme les inégalités naturelles d'habileté. Un mauvais chasseur aura donc autant de viande que les meilleurs et il ne sera pas pénalisé pour son manque d'habileté. De même, lors de l'exercice de la chasse, il ne sera pas relégué en arrière et participera, au même titre que les autres à la traque, aussi mauvais soit-il: pas de discrimination sur son habileté et un échange égal. Enfin, le groupe partage les âmes: comme je l'avais déjà rappelé dans mes remarques sur les exilés de l'Eden, le nom des membres du groupe est emprunté pour une vie. L'esprit et l'âme du mort rejoint celle du nouveau-né à qui est offert le nom…
- Le concept du comptoir de Rasmussen. Peu après sa première expédition dans la région de Thulé, Rasmussen obtient du gouvernement danois la mise en place d'un comptoir privé qui a pour objectif d'ouvrir progressivement au monde la société Inuit. Le principe est de revendre des articles techniques (pots en métal, fusils, couteaux, etc.) au prix le plus bas possible aux Inuits tout en leur achetant au prix le plus élevé les produits qu'ils peuvent fournir comme les peaux, la viande et les objets d'art. Ce concept, complètement opposé à une économie de marché libérale, a permis aux Inuits de ne pas se faire "arnaquer" par l'Occident. A l'époque, les peaux de renards polaires étaient très utilisées dans la confection des vêtements militaires. Il eut été tentant pour les grosses sociétés de cette période, d'acheter ces peaux à un prix le plus bas possible en les revendants pour des articles peu chers chez nous mais très prisés des Inuits. Au final, on aurait sans doute eu un peuple Inuit complètement asservi et dépendant de l'extérieur en quelques années… Avec les crédits ainsi acquis, Rasmussen a également permis à ce peuple de réaliser sa propre quête ethnologique en organisant plusieurs expéditions vers leurs voisins de l'Ouest, jusqu'en Alaska. Plutôt que de laisser "tout open", le comptoir a joué le rôle de tampon, de bouclier pour permettre l'entrée progressive du peuple Inuit de Thulé dans le monde occidental. Rasmussen, sur ce point (comme sur d'autres) était un véritable visionnaire… Ses efforts auront malheureusement été quasi anéantis par l'arrivée de la base militaire américaine à Thulé.
- Les microapports marquent profondément les sociétés. Des planches de bois par-ci, des clous par là, un bateau qui s'échoue, des couteaux, des fusils, etc. Au cours du XIXème siècle, les explorateurs occidentaux n'ont laissé que des traces de leur passage: l'exploration dont le but était de rejoindre la mer libre du pôle Nord était menée en autonomie quasi complète et n'avait pas pour objectif de rencontrer d'autres peuples. Ainsi, de ma lecture d'Ultima Thulé, je retiens que les échanges ont été brefs. Brefs mais marquants. Le peu de chose qui a été échangé a profondément modifié la société Inuit surtout par les apports technologiques.
- Le métal qui vient du ciel. Sans bois, sans source abondante de combustible, difficile de faire du métal. Et pourtant, les Inuits de la région de Thulé avaient des "couteaux" en métal. Ils utilisaient le fer météoritique de deux grosses météorites situées à proximité. Il est vrai que les météorites sont riches de métal. Pendant quelques siècles, elles ont constitué la seule source de métal pour ce peuple. Ils ont su la gérer de manière efficace et raisonnée.
Conclusion
Ce livre est une mine ! Il est excellent et j'y ai passé de très bons moments à le décortiquer. Malaurie a su vraiment bien composer son ouvrage. Les cartes, indispensables pour tout néophyte des lieux (que nous sommes tous à moins d'avoir été en personne la-haut, ce qui est peu vraisemblable), sont des éléments d'explications essentiels pour comprendre les tenants et les aboutissants de l'histoire de la région de Thulé (Ummannaq).
Cette période de l'histoire est marquante, tant pour les sociétés occidentales que pour celles des Inuits. L'ouvrage permet de comprendre comment ces peuples de l'extrême ont été découverts, étudiés, puis finalement envahis en 1951. En 1951, l'armée américaine installe, avec l'accord des autorités danoises, une base militaire dans la baie de l'étoile Polaire à Thulé. Dès lors, les Inuits sont en contact direct et complet avec l'occident sous sa forme la plus barbare: celle de la force.